Le plus beau document de ce pontificat.  Mais quasi personne ne l’a lu

À cau­se d’une « légè­re indi­spo­si­tion », c’est chez lui, via le web, que Jorge Mario Bergoglio a dû sui­vre les exer­ci­ces spi­ri­tuels de début de Carême qui se sont dérou­lés dans le vil­la­ge d’Ariccia dans le parc des Castelli Romani et qui se sont ter­mi­nés aujourd’hui, ven­dre­di 6 mars.

Mais le Pape n’aura cer­tai­ne­ment pas per­du une miet­te des paro­les du pré­di­ca­teur qu’il a ardem­ment sou­hai­té cet­te année : le jésui­te Pietro Bovati, 80 ans, pro­fes­seur d’Écriture Sainte à l’Institut bibli­que pon­ti­fi­cal de l’Université gré­go­rien­ne, con­sul­teur à la Congrégation pour la doc­tri­ne de la foi et mem­bre depuis dou­ze ans de la Commission bibli­que pon­ti­fi­ca­le dont il est éga­le­ment le secré­tai­re.

Le P. Bovati est un bibli­ste de gran­de renom­mée et le Pape François le tient en hau­te esti­me, même s’il ne fait pas par­tie du cer­cle de ses cour­ti­sans.  Et on lui doit ce qui est pro­ba­ble­ment le plus beau docu­ment pro­duit par le Saint-Siège au cours des sept années du pon­ti­fi­cat actuel.

Le P. Bovati a inti­tu­lé ses exer­ci­ces spi­ri­tuels par ces mots de l’Exode : « Le buis­son brû­lait ».  Et il a mis en exer­gue de sa réfle­xion « la ren­con­tre entre Dieu et l’homme », de Moïse à Jésus au croyant.

Un thè­me qui fait à nou­veau écho au titre du livre qu’il édi­té : « Che cosa è l’uomo? Un iti­ne­ra­rio di antro­po­lo­gia bibli­ca » [Qu’est-ce que l’homme ?  Un iti­né­rai­re d’anthropologie bibli­que].

Ce docu­ment a été rédi­gé par un col­lec­tif d’auteurs appar­te­nant à la Commission bibli­que pon­ti­fi­ca­le, pré­si­dée par le Préfet de la Congrégation pour la doc­tri­ne de la foi, et com­po­sée d’experts una­ni­me­ment recon­nus.  En ont fait par­tie par le pas­sé – pour se limi­ter aux seuls jésui­tes – des bibli­stes d’envergure tels que Carlo Maria Martini, Albert Vanhoye, Stanislas Lyonnet, Ignace de la Potterie, Klemens Stock et Ugo Vanni.  Et aujourd’hui c’est le P. Bovati qui en est le numé­ro un effec­tif.

Ce docu­ment sort même du com­mun par ses dimen­sions.  Il s’agit d’un volu­me de 336 pages et, tout cap­ti­vant qu’il soit, il n’a malheu­reu­se­ment été impri­mé par la Librairie Éditrice du Vatican qu’en quel­ques exem­plai­res en lan­gue ita­lien­ne qui ont tous été rapi­de­ment écou­lés.  Pour défi­nir ce qu’est l’homme selon les Saintes Écritures, cet docu­ment prend com­me point de départ le mer­veil­leux récit de la créa­tion de Genèse 2–3 pour en repar­cou­rir les scè­nes et les thè­mes qui y sont déve­lop­pés d’abord dans les livres de la Torah et ensui­te à tra­vers les pro­phè­tes et les écri­ts sapien­tiaux, avec une atten­tion par­ti­cu­liè­re aux psau­mes, avant d’aboutir enfin à leur accom­plis­se­ment dans les Évangiles et dans les écri­ts des apô­tres.

Il en res­sort un iti­né­rai­re fasci­nant d’anthropologie bibli­que, dans le grand respect des gen­res lit­té­rai­res de l’Ecriture et de l’expressivité sym­bo­li­que et nar­ra­ti­ve des tex­tes.

Mais qui a vou­lu que l’on rédi­ge ce docu­ment, et pour­quoi ?

À la une du der­nier numé­ro de « La Civiltà Cattolica », le P. Bovati répond lui-même à cet­te que­stion.  Cet ouvra­ge, écrit-il, a été conçu pour être un « manuel de réfé­ren­ce » dans les facul­tés de théo­lo­gie, en matiè­re d’anthropologie bibli­que, et il « a été sou­hai­té par le Pape François ».

Et en effet, si l’on par­court l’agenda de l’Institut bibli­que pon­ti­fi­cal sur son site offi­ciel, on décou­vre que sous le pon­ti­fi­cat actuel, entre 2015 et 2018, les ses­sions plé­niè­res annuel­les de l’Institut ont tou­tes eue pour thè­me pré­ci­sé­ment l’anthropologie bibli­que, les trois pre­miè­res se sont dérou­lées sous la pré­si­den­ce du car­di­nal Gerhard Müller, quand il était Préfet de la Congrégation pour la doc­tri­ne de la foi et la der­niè­re sous la pré­si­den­ce de son suc­ces­seur, le car­di­nal Luis F. Ladaria, et que c’est le P. Bovati qui a était à cha­que fois secré­tai­re.

Le peu d’attention qui a accueil­li la sor­tie de cet ouvra­ge est donc immé­ri­té.  Il y a bien eu quel­ques pro­te­sta­tions chez ceux qui ont vu dans la maniè­re dont le livre trai­te le thè­me de l’homosexualité une con­ces­sion à la théo­rie du « gen­der », en par­ti­cu­lier dans la réin­ter­pré­ta­tion du récit de Sodome en Genèse 19.

C’est vrai.  Comme le P. Bovati l’a même répé­té dans « La Civiltà Cattolica », l’interprétation qu’en fait le livre est que « dans le récit bibli­que, la vil­le de Sodome n’est pas con­dam­née à cau­se de sa désa­voua­ble con­cu­pi­scen­ce sexuel­le, mais plu­tôt à cau­se de son man­que d’hospitalité envers l’hôte étran­ger, avec une hosti­li­té et des vio­len­ces dignes du châ­ti­ment suprê­me ».

Mais les dix pages que le livre con­sa­cre à ce sujet font éga­le­ment la pla­ce bel­le aux très sévè­res nor­mes du Lévitique con­tre les com­por­te­men­ts homo­se­xuels ain­si que pour la dia­tri­be enflam­mée de Paul dans le cha­pi­tre 1 de la let­tre aux Romains, sans édul­co­ra­tion aucu­ne ni « réin­ter­pré­ta­tion » con­ci­lian­te, mis à part, dans une note fina­le, la néces­sai­re « atten­tion pasto­ra­le pour les per­son­nes indi­vi­duel­les ».

Nous repro­dui­sons ci-dessous, en gui­se de mise en bou­che pour inci­ter à a lec­tu­re du livre, un extrait de l’article du P. Bovati publié dans « La Civiltà Cattolica ».

Mais pour appré­cier la valeur et la liber­té d’esprit de ce grand bibli­que, il est éga­le­ment uti­le de men­tion­ner le tra­vail exé­gè­se per­spi­ca­ce qu’il mène depuis deux ans, tou­jours dans les colon­nes de « La Civiltà Cattolcia » autour du débat sur la deman­de du « Pater noster » qui en latin se dit : « Et ne nos indu­cas in ten­ta­tio­nem ».

En ita­lien et en anglais, les tra­duc­tions uti­li­sées à la mes­se sont cal­quées sur la for­mu­la­tion lati­ne et sont respec­ti­ve­ment « E non c’indurre in ten­ta­tzio­ne » et « And lead us not into temp­ta­tion ».

Mais « cet­te tra­duc­tion n’est pas bon­ne », avait décla­ré le pape François le 6 décem­bre 2017 en com­men­tant le « Pater noster » sur TV 2000, la chaî­ne de la Conférence épi­sco­pa­le ita­lien­ne.  Laquelle s’est rapi­de­ment ran­gée à ses argu­men­ts en décré­tant fina­le­ment qu’à par­tir du pre­mier diman­che de l’Avent 2020, on dira à la mes­se : « E non abban­do­nar­ci nel­la ten­ta­zio­ne ».

Sur ce plan, on ne peut qu’être mar­qué par le fait que le P. Bovati ne se soit nul­le­ment ran­gé aux désirs de François mais qu’il ait en revan­che cher­ché à fond et expli­qué – sans adap­ta­tions illu­soi­res – le véri­ta­ble sens ori­gi­nal de ces paro­les dans la priè­re ensei­gnée par Jésus.

Mais reve­nons à son livre « Che cosa è l’uomo ? ».  Voici un pas­sa­ge de l’introduction que le P. Bovati a rédi­gée dans les pages de « La Civiltà Cattolica » le 1er février 2020.

Un arti­cle de Sandro Magister, vati­ca­ni­ste à L’Espresso.

*

Petit guide de lecture du récit de la création

de Pietro Bovati S.J.

Mentionnons à pré­sent quel­ques con­tri­bu­tions inno­van­tes du docu­ment de la Commission bibli­que pon­ti­fi­ca­le.  Par exem­ple, on y trou­ve une inter­pré­ta­tion tra­di­tion­nel­le de Genèse 2, 21–23 qui affir­me que la fem­me a été créée après l’homme (mâle), à par­tir de l’une de ses « côtes ».  Dans le docu­ment, on exa­mi­ne atten­ti­ve­ment la ter­mi­no­lo­gie employée par le nar­ra­teur bibli­que (par exem­ple en cri­ti­quant la tra­duc­tion du ter­me hébreux « tse­la » par « côte ») et on sug­gè­re une autre lec­tu­re de l’événement :

« Jusqu’au ver­set 20, le nar­ra­teur par­le d’ ‘adam’ sans aucu­ne autre pré­ci­sion sexuel­le ; la géné­ri­ci­té de la pré­sen­ta­tion nous impo­se de renon­cer à ima­gi­ner la con­fi­gu­ra­tion pré­ci­se d’un tel être, et enco­re moins à recou­rir à la for­me mon­strueu­se de l’androgyne.  Nous som­mes en effet invi­tés à nous sou­met­tre avec ‘adam’ à une expé­rien­ce de non-connaissance, de maniè­re à décou­vrir, à tra­vers la révé­la­tion, le mer­veil­leux pro­di­ge opé­ré par Dieu (cf. Genèse 15, 12 ; Job 33, 15).  Personne en effet ne con­naît le mystè­re de sa pro­pre ori­gi­ne.  Cette pha­se de non-vision est sym­bo­li­que­ment repré­sen­tée par l’acte du Créateur qui ‘fait tom­ber un som­meil mysté­rieux sur ‘adam’ qui s’endormit’ (v 21) : le som­meil n’a pas la fonc­tion d’anesthésie tota­le afin de per­met­tre une opé­ra­tion indo­lo­re mais il évo­que plu­tôt la mani­fe­sta­tion d’un évé­ne­ment ini­ma­gi­na­ble, celui par lequel à par­tir d’un seul être (‘adam’), Dieu en for­me eux, hom­me (‘ish’) et fem­me (‘isha’).  Et cela non seu­le­ment pour indi­quer leur res­sem­blan­ce radi­ca­le mais pour lais­ser entre­voir que leur dif­fé­ren­ce nous invi­te à décou­vrir le bien spi­ri­tuel de leur recon­nais­san­ce (réci­pro­que), prin­ci­pe de com­mu­nion d’amour et appel à deve­nir ‘une seu­le chair’ (v. 24).  Ce n’est donc pas la soli­tu­de du mâle qui est secou­rue mais bien cel­le de l’être humain, à tra­vers la créa­tion de l’homme et de la fem­me » (n°153).

Un autre exem­ple.  L’aspect pro­blé­ma­ti­que inhé­rent à l’ « inter­dit » [de man­ger d’un arbre du jar­din] est soi­gneu­se­ment ana­ly­sé dans le com­men­tai­re exé­gé­ti­que de Genèse 2, 16–17, afin de pas cor­ro­bo­rer l’idée que Dieu s’opposerait, de maniè­re arbi­trai­re, au désir humain.  En réa­li­té, le Créateur mani­fe­ste sa libé­ra­li­té en met­tant à dispo­si­tion de la créa­tu­re « tous les arbres du jar­din » (Genèse 1, 11–12 ; 2, 8–9).  Et pour­tant :

« Il y a une limi­te à la tota­li­té de son don : Dieu deman­de à l’homme de s’abstenir de man­ger le fruit d’un seul arbre, situé à côté de l’arbre de la vie (Genèse 2, 9) mais bien distinct de ce der­nier.  L’interdiction est tou­jours une limi­te posée à la volon­té de tout pos­sé­der, à cet­te envie (autre­fois appe­lée ‘con­cu­pi­scen­ce’) que l’homme res­sent com­me une pul­sion innée de plé­ni­tu­de.  Céder à cet­te envie revient à fai­re dispa­raî­tre idéa­le­ment la réa­li­té du dona­teur ; elle éli­mi­ne donc Dieu, mais, dans le même temps, elle déter­mi­ne éga­le­ment la fin de l’homme, qui vit par­ce qu’il est don de Dieu.  Ce n’est qu’en respec­tant le com­man­de­ment, qui con­sti­tue une sor­te de bar­riè­re au débor­de­ment égoï­ste de la volon­té pro­pre, que l’homme recon­naît le Créateur, dont la réa­li­té est invi­si­ble mais dont l’arbre inter­dit en par­ti­cu­lier est signe de la pré­sen­ce.  Interdit non pas par jalou­sie mais par amour, pour sau­ver l’homme de la folie de la toute-puissance » (n°274).

Un autre exem­ple enco­re.  On inter­prè­te sou­vent le fait que le ser­pent se soit adres­sé à la fem­me plu­tôt qu’à l’homme (com­me le rap­por­te en Genèse 3) com­me une astu­ce du ten­ta­teur qui aurait choi­si de s’attaquer à la per­son­ne la plus vul­né­ra­ble, la plus faci­le à ber­ner.  On peut tou­te­fois rap­pe­ler que la figu­re fémi­ni­ne est dans la Bible l’image pri­vi­lé­giée de la sages­se (humai­ne) :

« Si on adop­te cet­te per­spec­ti­ve, la con­fron­ta­tion de Genèse 3 ne se dérou­le pas entre un être très intel­li­gent et une sot­te mais au con­trai­re entre deux mani­fe­sta­tions de la sages­se, et la ‘ten­ta­tion’ por­te prin­ci­pa­le­ment sur cet­te hau­te qua­li­té de l’être humain qui, dans son désir de ‘con­naî­tre’, risque de pêcher par orgueil en pré­ten­dant être Dieu au lieu de se recon­naî­tre com­me un fils qui reçoit tout de son Créateur et Père » (n°298).

Un der­nier exem­ple.  On entend sou­vent dire que Dieu inter­vient pour sanc­tion­ner le péché des ancê­tres par des châ­ti­men­ts (Genèse 3, 16–19) ; il faut en revan­che con­si­dé­rer la puni­tion com­me un acte de justi­ce néces­sai­re, et c’est d’ailleurs ce qui res­sort d’une lec­tu­re atten­ti­ve du tex­te bibli­que.  Il faut cepen­dant rap­pe­ler que la pre­miè­re déci­sion du Créateur c’est la malé­dic­tion du ser­pent, asso­ciée à la pro­mes­se de la vic­toi­re de la descen­dan­ce de la fem­me sur les mena­ces insi­dieu­ses du ten­ta­teur (Genèse 3, 14–15).  De plus, les souf­fran­ces qui frap­pent les poten­tia­li­tés de la fem­me et de l’homme doi­vent être con­si­dé­rées com­me des dispo­si­tions sapien­ta­les, vou­lues par Dieu par­ce qu’utiles à l’être humain, en ce qu’elles favo­ri­sent dans la créa­tu­re cet­te hum­ble dispo­si­tion du cœur qui est che­min de vie.  […]

Plus géné­ra­le­ment, sur la maniè­re dont l’Écriture pré­sen­te l’intervention de Dieu dans l’histoire quand le péché appa­raît, la moda­li­té du « juge­ment », qui débou­che sur la con­dam­na­tion, ne con­sti­tue pas la for­me la plus repré­sen­ta­ti­ve du réta­blis­se­ment de la justi­ce divi­ne.  L’Écriture mon­tre plu­tôt au con­trai­re que le Seigneur, en tant que par­te­nai­re de l’alliance, prend l’apparence de l’accusateur (dans le méca­ni­sme du « rîb » [(« con­tro­ver­se », « dispu­te », « pro­cès »]) pour favo­ri­ser la con­ver­sion du pêcheur et que c’est sur celle-ci qu’il gref­fe son acte de par­don :

« L’événement final du ‘rîb’ se réa­li­se donc com­me une ren­con­tre renou­ve­lée entre la volon­té bien­veil­lan­te du Père et le libre con­sen­te­ment du fils, une ren­con­tre de véri­té qui fait res­sor­tir l’amour du Seigneur et sa puis­san­ce sal­vi­fi­que.  Tout le mes­sa­ge pro­phé­ti­que de l’Ancien Testament est pro­mes­se de cet évé­ne­ment, et tout le Nouveau Testament est l’attestation de l’accomplissement béa­ti­fiant de ce qui avait été annon­cé com­me sens de l’histoire, avec une mani­fe­sta­tion qui ne se limi­te plus seu­le­ment à Israël mais qui s’étend à tou­tes les nations, ras­sem­blées sous le même sceau de la misé­ri­cor­de, dans une nou­vel­le et éter­nel­le allian­ce » (n°333)

 

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Date de publication: 5/03/2020