Cinq risques et trois contre-mesures urgentes. L’alerte d’un grand canoniste sur le projet d’une Église synodale

Alors que s’achèvent les syno­des con­ti­nen­taux qui vont ensui­te con­fluer vers le syno­de mon­dial sur la syno­da­li­té pro­gram­mé à Rome en octo­bre de cet­te année et l’année pro­chai­ne, l’essai d’un émi­nent cano­ni­ste qui révè­le au grand jour, et avec une rare com­pé­ten­ce, les limi­tes com­me les risques de ce pro­jet majeur du pon­ti­fi­cat de François est sur le point de sor­tir en librai­rie le 24 février pro­chain en Italie.

Cet essai, édi­té chez Marcianum Press, s’intitule : « Metamorfosi del­la sino­da­li­tà. Dal Vaticano II a papa Francesco ». Son auteur est Carlo Fantappiè, pro­fes­seur de droit canon à l’Université de Rome Trois et à l’Université Grégorienne, mem­bre de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et auteur d’ouvrages impor­tan­ts notam­ment sur l’histoire de l’Église, du point de vue du droit.

En un peu plus d’une cen­tai­ne de pages, faci­les à lire mais très bien docu­men­tées, le pro­fes­seur Fantappiè repar­court dans un pre­mier temps la nais­san­ce et le déve­lop­pe­ment de l’idée de syno­da­li­té, à par­tir du Concile Vatican II et des tur­bu­len­ts syno­des natio­naux des années 1970 aux Pays-Bas, en Allemagne et dans d’autres pays. Il en décrit l’élaboration qui s’en sui­vit grâ­ce à des théo­lo­giens et des cano­ni­stes issus de dif­fé­ren­ts pays et de dif­fé­ren­tes éco­les, y com­pris la Commission théo­lo­gi­que inter­na­tio­na­le avec son docu­ment « ad hoc » de 2018. Et enfin, il en étu­die la mise en œuvre au sein du « pro­ces­sus » que François a enta­mé.

Selon Fantappiè, il ne fait aucun dou­te que François a en tête « un nou­veau modè­le d’Église ». « Après le modè­le gré­go­rien, le modè­le tri­den­tin, le modè­le juridico-fonctionnel, celui du peu­ple de Dieu, voi­là qu’est en train d’émerger le modè­le d’Église syno­da­le ». Il est cepen­dant dif­fi­ci­le de com­pren­dre pré­ci­sé­ment de quoi il s’agit, étant don­né qu’il est sou­mis à des varia­tions con­ti­nues de la part du Pape lui-même « qua­si­ment de mois en mois ».

« Il me sem­ble com­pren­dre – écrit Fantappiè – que le Pape François ait l’intention de con­sti­tuer un axe pré­fé­ren­tiel, per­ma­nent, entre syno­da­li­té et syno­de des évê­ques », jusqu’au point, peut-être, de « met­tre en œuvre la tran­si­tion d’une ‘Église hié­rar­chi­que’ vers une ‘Église syno­da­le’ en état per­ma­nent, et donc d’en modi­fier la struc­tu­re de gou­ver­ne­ment en tou­rant le dos à un mil­lé­nai­re basé sur le Pape, la Curie romai­ne et le col­lè­ge des car­di­naux ».

C’est au seuil de cet­te muta­tion annon­cée de la struc­tu­re même de l’Église, mise en bran­le par François, que Fantappiè con­clut son essai. Mais il est uti­le de pas­ser en revue les « cinq risques majeurs » qu’il iden­ti­fie dans cet­te nou­vel­le syno­da­li­té, tel­le qu’elle se pro­fi­le aujourd’hui.

Le pre­mier risque, selon lui, c’est que la syno­da­li­té finis­se par deve­nir « un cri­tè­re régle­men­tai­re suprê­me du gou­ver­ne­ment per­ma­nent de l’Église », supé­rieur aus­si bien à la col­lé­gia­li­té épi­sco­pa­le qu’à l’autorité pri­ma­tia­le du Pape.

Cela revien­drait ni plus ni moins à reve­nir à la « voie con­ci­lia­ri­ste » de Constance et Bâle de la pre­miè­re moi­tié du quin­ziè­me siè­cle, qui a été un véri­ta­ble « bou­le­ver­se­ment de l’équilibre con­sti­tu­tion­nel de l’Église ». Nous aurions avec elle une « Église d’assemblée » et donc « ingou­ver­na­ble et fai­ble, expo­sée à des con­di­tion­ne­men­ts de la part du pou­voir poli­ti­que, éco­no­mi­que et média­ti­que », au sujet desquels « l’histoire des Églises réfor­mées et des Église con­gré­ga­tion­ni­stes a quel­que cho­se à nous appren­dre ».

Une second dan­ger, écrit Fantappiè, rési­de dans « une vision idéa­li­ste et roman­ti­que de la syno­da­li­té », qui ne pren­ne pas au sérieux « la réa­li­té des dis­sen­sions et du con­flit dans la vie de l’Église » et qui se refu­se­rait donc à pré­voir des nor­mes et des pra­ti­ques adap­tées à les gérer. Alors qu’il serait au con­trai­re « néces­sai­re non seu­le­ment de défi­nir les prin­ci­pes et les règles con­cer­nant la moda­li­té de repré­sen­ta­tion élec­to­ra­le des dif­fé­ren­tes clas­ses de fidè­les et les pro­cé­du­res pré­vues pour gérer les déba­ts et les votes, tout en garan­tis­sant de tous les par­ti­ci­pan­ts les infor­ma­tions néces­sai­res pour appré­hen­der les pro­blè­mes et pour pou­voir pren­dre des déci­sions réa­li­stes ».

Un troi­siè­me risque con­si­ste en « une vision pla­sti­que, géné­ri­que et indé­ter­mi­née de la syno­da­li­té ». Précisément par­ce que sans une con­fi­gu­ra­tion con­cep­tuel­le pré­ci­se, « le ter­me ‘syno­da­li­té’ risque désor­mais de deve­nir, selon les cas, un slo­gan (un ter­me impro­pre et dont on abu­se pour dési­gner le renou­vel­le­ment de l’Église), un ‘refrain’ (une ritour­nel­le qui revient à cha­que occa­sion, pre­sque par effet de mode) ou un man­tra (une invo­ca­tion mira­cu­leu­se en mesu­re de gué­rir tous les maux de l’Église). »

Ce qui fait défaut, écrit Fantappiè, c’est « un cri­tè­re pour pou­voir distin­guer et dif­fé­ren­cier ce qui est ‘syno­dal’ et ce qui ne l’est pas ». Avec pour résul­tat que « la nou­vel­le syno­da­li­té risque de se rédui­re à des ren­con­tres, des assem­blées et des col­lo­ques à dif­fé­ren­ts niveaux de l’organisation ecclé­sia­le », très simi­lai­res, quant à leur orga­ni­sa­tion et leurs moda­li­tés, « aux syno­des natio­naux qui se sont dérou­lés au début des années 1970 dans dif­fé­ren­ts pays d’Europe, et qui ont glo­ba­le­ment débou­ché sur un échec ». Ces syno­des éta­ient « une sor­te de trans­po­si­tion dans la vie de l’Église du mou­ve­ment d’assemblée qui s’est affir­mé, après 1968, dans cer­tains milieux des socié­tés démo­cra­ti­ques occi­den­ta­les et qui était fon­dé sur le prin­ci­pe que la ‘base’ devrait par­ti­ci­per direc­te­ment aux pro­ces­sus de déci­sion ».

Il n’en demeu­re pas moins, obser­ve Fantappiè, que les céna­cles actuels n’ont rien à voir avec les « con­ci­les par­ti­cu­liers » célé­brés de maniè­re inin­ter­rom­pue dans l’Église à par­tir du IIe siè­cle et qui ont eu pour objec­tif, à par­tir du IVè Concile du Latran de 1215 et sui­van­ts, « l’application et l’adaptation des nor­mes com­mu­nes des con­ci­les géné­raux à la réa­li­té des Église par­ti­cu­liè­res ». Ces con­ci­les par­ti­cu­liers sont tou­jours pre­scri­ts par le droit canon, même si aucu­ne récur­ren­ce pré­ci­se n’est impo­sée, mais leur aban­don con­sti­tue « une gran­de per­te pour la vie de l’Église », que le fatras de mee­tings et de forums aujourd’hui à la mode ne par­vient pas à com­bler.

Ce qui nous amè­ne au qua­triè­me risque, iden­ti­fié par Fantappiè « dans la pré­va­len­ce du modè­le socio­lo­gi­que plu­tôt que théologico-canonique du pro­ces­sus syno­dal ». Le docu­ment de la Commission théo­lo­gi­que inter­na­tio­na­le sur la syno­da­li­té « uti­li­se déjà une ter­mi­no­lo­gie typi­que­ment socio­lo­gi­que (‘struc­tu­res’ et ‘pro­ces­sus ecclé­siaux’) plu­tôt que juri­di­que ou cano­ni­que (‘insti­tu­tions’ et ‘pro­cé­du­res’), mais cet­te déri­ve sem­ble enco­re plus mar­quée si nous lisons le ‘Vademecum pour le syno­de sur la syno­da­li­té’ mis à dispo­si­tion par le secré­ta­riat géné­ral du syno­de des évê­ques », où il est que­stion de « lea­der­ship col­la­bo­ra­tif et plus ver­ti­cal et clé­ri­cal mais hori­zon­tal et coo­pé­ra­tif » for­mu­lé par la sous-secrétaire du syno­de des évê­ques, sœur Nathalie Becquart.

« À la lumiè­re de ces réfé­ren­ces – obser­ve Fantappiè – on pour­rait sup­po­ser que, de maniè­re plus ou moins lar­vée, der­riè­re le pro­ces­sus syno­dal, il y ait une ten­ta­ti­ve de réin­ter­pré­ter l’office ecclé­sia­sti­que des évê­ques, des curés, des autres col­la­bo­ra­teurs com­me une fonc­tion d’animation pasto­ra­le plu­tôt que d’un mini­stè­re sacré aux­quels sera­ient réser­vés cer­tains rôles insti­tu­tion­nels bien déter­mi­nés ».

Une cin­quiè­me et der­niè­re équi­vo­que à évi­ter, écrit Fantappiè, c’est juste­ment « l’identification du con­cept de syno­da­li­té avec la dimen­sion pasto­ra­le ». Quand le pro­gram­me de la nou­vel­le syno­da­li­té s’inscrit « dans la tria­de com­mu­nion, par­ti­ci­pa­tion, mis­sion », on lui con­fie un rôle déme­su­ré à un point tel que « sa réa­li­sa­tion ne peut que rele­ver de l’utopie ».

À l’énumération de ces cinq risques du soi-disant « remè­de » de la syno­da­li­té, auquel beau­coup attri­buent la capa­ci­té « de remé­dier à tous les maux de l’Église », Fantappiè ajou­te la sug­ge­stion de trois « pré­cau­tions d’emploi ».

La pre­miè­re, c’est de réta­blir pour la syno­da­li­té « des limi­tes pré­ci­ses dans le cadre de sa mise en œuvre », pour­quoi pas en ouvrant de nou­veaux espa­ces à la « par­ti­ci­pa­tion de tous les fidè­les au ‘munus regen­di’, c’est-à-dire au gou­ver­ne­ment de l’Église dans les trois fonc­tions tra­di­tion­nel­le­ment distinc­tes que sont le légi­sla­tif, l’exécutif et le judi­ciai­re », en par­tant du prin­ci­pe que « tous les pou­voirs de gou­ver­ne­ment ne requiè­rent pas d’être asso­ciées à aux ordres sacrés ; au con­trai­re, cer­tai­nes d’entre elles sera­ient plu­tôt à rat­ta­cher, en matiè­re de pré­re­quis de com­pé­ten­ce et de témoi­gna­ge chré­tien spé­ci­fi­que, au sacer­do­ce royal de tous les fidè­les », en par­ti­cu­lier dans le sec­teur judi­ciai­re.

La secon­de pré­cau­tion serait de « se sou­strai­re à la con­fu­sion entre syno­da­li­té et démo­cra­ti­sa­tion ». Et la troi­siè­me ? C’est la plus indi­spen­sa­ble de tou­tes : « évi­ter que la nou­vel­le syno­da­li­té ne modi­fie les équi­li­bres de la con­sti­tu­tion divi­ne de l’Église ». Et Fantappiè d’expliquer :

« Même si elle n’est sou­te­nue que par des mino­ri­tés au sein de l’Église, il ne faut pas sous-estimer le dan­ger issu d’une vision désa­cra­men­ta­li­sée de l’Église qui vou­drait plus ou moins con­sciem­ment se cal­quer sur une com­mu­nau­té démo­cra­ti­que plei­ne­ment inscri­te dans le con­tex­te des for­mes moder­nes du gou­ver­ne­ment repré­sen­ta­tif. C’est pour cet­te rai­son que les par­ti­sans d’une tel­le vision de la syno­da­li­té ont ten­dan­ce à con­te­ster la struc­tu­re hié­rar­chi­que et clé­ri­ca­le, à rédui­re le rôle de la doc­tri­ne de la foi et du droit divin, à négli­ger la cen­tra­li­té de l’Eucharistie et à con­ce­voir l’organisation ecclé­sia­le sur le modè­le con­gré­ga­tion­nel (une Église d’Églises) ».

Bref, écrit Fantappiè en s’adressant aux lec­teurs et en par­ti­cu­lier aux théo­lo­giens et aux cano­ni­stes :

« Les espoirs d’une nou­vel­le per­spec­ti­ve qu’ouvrirait le ‘che­min syno­dal’ dans la vie de l’Église ne doi­vent ni être gâchés en brû­lant les éta­pes, ni détour­nés dans leurs inten­tions, ni édul­co­rés dans leur mise en œuvre. Ce pro­gram­me deman­de plu­tôt à fai­re l’objet d’une véri­fi­ca­tion dans ses préa­la­bles doc­tri­naux et à être pon­dé­ré dans son arti­cu­la­tion tou­te entiè­re, de maniè­re à ren­for­cer sa cohé­ren­ce théo­lo­gi­que, sa soli­di­té cano­ni­que et son effi­ca­ci­té pasto­ra­le. Il en va d’un devoir de cri­ti­que con­struc­ti­ve et non pas destruc­ti­ve d’en iden­ti­fier les poin­ts fai­bles et d’en pro­po­ser les com­plé­men­ts néces­sai­res, en plei­ne har­mo­nie – pourrait-on dire – avec ‘l’esprit syno­dal’ de l’Église ».

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 17/02/2023