Les trois leçons du rapport McCarrick

On peut tirer au moins trois leçons des 447 pages du « Rapport » sur l’affaire de l’ex-cardinal Theodore McCarrick qui a été publié le 10 novem­bre par le Secrétariat d’État du Vatican :

> Rapport (en ita­lien)

> Report (en anglais)

La pre­miè­re leçon, c’est l’inadéquation de la répon­se des auto­ri­tés de l’Église – les trois der­niers papes com­pris – face à l’accumulation des accu­sa­tions con­tre McCarrick.

Il s’agit d’accusations qui s’étendent sur plu­sieurs décen­nies.  Mais c’est seu­le­ment en juin 2017, quand la pre­miè­re plain­te publi­que d’avoir éga­le­ment abu­sé d’un mineur d’âge a été dépo­sée con­tre lui, qu’un pro­cès cano­ni­que a été ouvert, avec une con­dam­na­tion à la clé.

Toutes les accu­sa­tions pré­cé­den­tes con­cer­na­ient des actes sexuels per­pé­trés avec des jeu­nes et des adul­tes, tous exclu­si­ve­ment de sexe mascu­lin.  Des actes que McCarrick, dans les années où il était évê­que de Metuchen et ensui­te de Newart, pré­sen­tait à ses pro­ies – peut-on lire dans le « Rapport » – com­me étant « quel­que cho­se de nor­mal et d’accepté aux États-Unis », sur­tout « entre prê­tres ».

De tou­te évi­den­ce, même pour les auto­ri­tés ecclé­sia­sti­ques, la gra­vi­té de ces actes n’a pas été jugée suf­fi­san­te pour justi­fier une véri­fi­ca­tion immé­dia­te et rigou­reu­se de la véra­ci­té de ces accu­sa­tions.

Le car­di­nal John J. O’Connor (1920–2000) con­sti­tue une excep­tion.  Archevêque de New-York, il est l’auteur en 1999 d’une let­tre aux auto­ri­tés du Vatican qui son­ne l’alerte maxi­ma­le sur la gra­vi­té réel­le des accu­sa­tions por­tées con­tre McCarrick.

La let­tre du car­di­nal O’Connor est par­ve­nue au Pape Jean-Paul II et eut pour effet de blo­quer la pro­mo­tion de McCarrick au poste d’archevêque de Washington, com­me cela avait déjà été le cas, pour les mêmes rai­sons et tou­jours à cau­se de l’opposition du car­di­nal O’Connor, pour les siè­ges de Chicago et de New-York.

Mais subi­te­ment, à l’été de l’an 2000, Jean-Paul II a chan­gé d’avis et a nom­mé McCarrick a Washington.  La rai­son de cet­te volte-face est pro­ba­ble­ment à cher­cher du côté d’une let­tre de McCarrick au secré­tai­re du Pape, Stanislao Dziwisz, dans laquel­le il assu­rait qu’il n’avait « jamais eu de rap­ports sexuels avec qui que ce soit, hom­me ou fem­me, jeu­ne ou vieux, clerc ou laïc ».  Y figu­ra­ient les juge­men­ts de man­que de cré­di­bi­li­té des accu­sa­tions con­tre McCarrick expri­mées au Pape par l’ex-nonce aux États-Unis Agostino Cacciavillan et par le cardinal-préfet de la Congrégation pour les évê­ques Giovanni Battista Re, ses con­seil­lers de con­fian­ce.  Mais dans le « Rapport », il est éga­le­ment écrit qu’on « sem­ble pou­voir pré­su­mer que l’expérience pas­sée de Jean-Paul II en Pologne, où l’on lançait de de faus­ses accu­sa­tions con­tre les évê­ques pour s’en pren­dre à l’Église, l’ait inci­té à don­ner cré­dit aux déné­ga­tions de McCarrick ».

En 2001, McCarrick est même créé car­di­nal.  Et en tant que vicai­re géné­ral de son dio­cè­se de Washington, il a à ses côtés pen­dant pre­sque six ans Kevin Farrrell, qui pré­ten­dra ensui­te n’avoir jamais vu « le moin­dre geste indé­cent » dans le chef de son supé­rieur mais uni­que­ment d’avoir enten­du « d’anciennes rumeurs » con­tre lui qui quoi qu’il en soit « n’avaient rien à voir avec l’activité sexuel­le ».  Et cela mal­gré qu’au cours de ces mêmes années – et c’est une infor­ma­tion qui ne pou­vait aucu­ne­ment lui échap­per – les deux dio­cè­ses de Metuchen et de Newark dans lesquels McCarrick avait été évê­que n’aient ver­sé des mil­liers de dol­lars d’indemnités pour étein­dre des liti­ges avec des anciens prê­tres qui l’avaient dénon­cé pour avoir sexuel­le­ment abu­sé d’eux.  Selon ce qui se trou­ve dans le “Rapport”, McCarrick en per­son­ne aurait con­tri­bué à hau­teur de 10.000 dol­lars à la som­me ver­sée par le dio­cè­se de Metuchen.

Peu après son élec­tion au pon­ti­fi­cat en 2005, Benoît XVI a cepen­dant con­si­dé­ré que les accu­sa­tions éta­ient suf­fi­sam­ment « cré­di­bles » que pour deman­der à McCarrick de remet­tre « spon­ta­né­ment » sa démis­sion d’évêque de Washington avant Pâques 2006, à 75 ans accom­plis.  Ce qui fut le cas.  En outre, Giovanni Battista Re, qui était à l’époque Préfet de la Congrégation pour les évê­ques, lui deman­da – ora­le­ment en 2006 et par écrit en 2008 – de « fai­re pro­fil bas et de limi­ter ses voya­ges au maxi­mum ».

Benoît XVI refu­sa pour­tant qu’un pro­cès cano­ni­que for­mel soit ouvert con­tre McCarrick pour fai­re la lumiè­re sur la véra­ci­té des accu­sa­tions pesant con­tre lui, com­me le lui avait pour­tant sug­gé­ré la Secrétairerie d’État sur base de deux « Notes » de 2006 et de 2008 de Carlo Maria Viganò, qui était à l’époque le délé­gué pour les repré­sen­ta­tions pon­ti­fi­ca­les.

Avec pour résul­tat qu’en l’absence de sanc­tions cano­ni­ques, McCarrick con­ti­nua com­me par le pas­sé à exer­cer ses acti­vi­tés publi­ques, y com­pris d’innombrables voya­ges.

Et cela s’est pour­sui­vi sans inter­rup­tion y com­pris durant les pre­miè­res années du pon­ti­fi­cat de François auquel on n’a remis – peut-on lire dans le rap­port – aucun docu­ment spé­ci­fi­que sur les accu­sa­tions, que le nou­veau Pape con­si­dé­rait « com­me ayant été déjà exa­mi­nées et reje­tées par Jean-Paul II ».

Ce n’est qu’en juin 2017 – com­me on l’a dit – quand fut lan­cée con­tre McCarrick l’accusation d’avoir abu­sé d’une vic­ti­me de moins de 18 ans, que le Pape François l’a démis de ses fonc­tions de car­di­nal et l’a fait juger cou­pa­ble par la Congrégation pour la doc­tri­ne de la foi via une pro­cé­du­re péna­le admi­ni­stra­ti­ve avant de le rédui­re à l’état laïc.

*

La secon­de leçon c’e­st l’extraordinaire « suc­cès » de McCarrick aus­si bien au sein de l’Église qu’au-dehors, mal­gré les accu­sa­tions pesant con­tre lui et la deman­de de se reti­rer de la vie publi­que.

Le per­son­na­ge n’a­vait pas son pareil en tant que leveur de fonds.  Depuis son jeu­ne âge, il s’était créé un vaste réseau d’amitiés avec des riches bien­fai­teurs dont il appe­lait les enfan­ts « mes neveux », se fai­sant appe­ler par eux « oncle Ted », un voca­ble qu’il appli­que­ra par la sui­te aux sémi­na­ri­stes et aux jeu­nes prê­tres qui feront l’objet de ses pra­ti­ques homo­se­xuel­les.

Il a fon­dé et diri­gé la Papal Foundation et a tou­jours fait pre­u­ve de gran­des lar­ges­ses en faveur d’ecclésiastiques haut pla­cés, même si le « Rapport » exclut que ces dona­tions aient réel­le­ment influé sur sa pro­pre car­riè­re et cel­le de ses pro­té­gés, par exem­ple sur la nomi­na­tion de Blase Cupich com­me arche­vê­que de Chicago.

Il a énor­mé­ment voya­gé dans le mon­de entier, pre­sque tou­jours pour le comp­te d’institutions reli­gieu­ses et laï­ques com­me la Conférence épi­sco­pa­le des États-Unis, le dépar­te­ment d’État amé­ri­cain, le Saint-Siège et le Catholic Relief Service.  Il s’est enga­gé dans le dia­lo­gue avec l’islam, avec le judaï­sme et avec la Chine.  À Cuba, il a été un personnage-clé dans la stra­té­gie de déten­te de Barack Obama avec le régi­me castri­ste.

Le « Rapport » pré­ci­se que jamais « McCarrick n’a agi en tant qu’agent diplo­ma­ti­que du Saint-Siège ni avec un quel­con­que man­dat offi­ciel de la Secrétairerie d’État ».

Cependant, le même « Rapport » fait men­tion de con­tac­ts répé­tés entre McCarrick et le car­di­nal secré­tai­re d’État Pietro Parolin jusqu’en 2016, à pro­pos de Cuba, de la Chine et du Moyen-Orient.  À l’été 2014, à la veil­le d’un éniè­me voya­ge de McCarrick en Chine, Dominique Mambert, le secré­tai­re aux rela­tions avec les États, s’était décla­ré « com­plè­te­ment oppo­sé à sou­te­nir quel­que ini­tia­ti­ve que ce soit » du car­di­nal en Chine, mais son supé­rieur le car­di­nal Parolin vou­lut mal­gré tout l’utiliser en tant que « canal alter­na­tif », « en ver­tu du pré­cep­te diplo­ma­ti­que selon lequel il est pré­fé­ra­ble de pro­mou­voir le dia­lo­gue et de ne jamais fer­mer une por­te ».

En 2016, après un autre voya­ge de McCarrick en Chine, le Pape François a répon­du à Parolin qui lui fai­sait remar­quer « qu’il con­ti­nue à écri­re, qu’il con­ti­nue à voya­ger, qu’il con­ti­nue à ren­con­trer des gens », le Pape François a répon­du que « peut-être que McCarrick pour­rait enco­re fai­re quel­que cho­se d’utile ».  (Cependant sans aucu­ne con­tri­bu­tion par­ti­cu­liè­re — sou­li­gne le “Rapport” un peu plus loin — “con­cer­nant le futur accord de sep­tem­bre 2018 rela­tif aux évê­ques entre la Chine et le Saint-Siège”.

En résu­mé, grâ­ce à son for­mi­da­ble réseau de con­tac­ts haut pla­cés, à ses ini­tia­ti­ves inter­na­tio­na­les, à ses rela­tions avec des évê­ques et des car­di­naux influen­ts qui éta­ient au cou­rant – ou qui se dou­ta­ient – de ses pra­ti­ques homo­se­xuel­les, McCarrick se con­si­dé­rait com­me étant pra­ti­que­ment intou­cha­ble.  Et c’est sans aucu­ne crain­te qu’il a impu­né­ment fait fi de la deman­de de « fai­re pro­fil bas » qui lui avait été non pas impo­sée mais timi­de­ment deman­dée.

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La troi­siè­me leçon con­cer­ne le grand accu­sa­teur Carlo Maria Viganó.  Et elle est désa­streu­se pour lui, si l’on s’en tient à ce qui se trou­ve dans le « Rapport ».

Viganó a été non­ce apo­sto­li­que aux États-Unis entre 2011 et 2016 et pen­dant tou­tes ces années – con­trai­re­ment à ce qu’il avait écrit dans ses « Notes » exi­gean­tes de 2006 et 2008 – il a fait pre­u­ve à plu­sieurs repri­se envers McCarrick une pro­xi­mi­té de carac­tè­re cha­leu­reux, aus­si bien à l’occasion de céré­mo­nies publi­ques que dans ses entre­vues et dans sa cor­re­spon­dan­ce pri­vée avec lui, avec des échan­ges cour­tois d’informations avant et après les fré­quen­ts voya­ges du car­di­nal.

À l’été 2012, après que Viganò ait infor­mé Marc Ouellet, le car­di­nal Préfet de la Congrégation pour les évê­ques, d’une nou­vel­le accu­sa­tion cir­con­stan­ciée lan­cée con­tre McCarrick, et après qu’Ouellet lui ait ordon­né de pro­cé­der immé­dia­te­ment à la véri­fi­ca­tion des fai­ts en inter­ro­geant aus­si bien le car­di­nal que son accu­sa­teur et d’autres témoins, le non­ce ne fit rien de tou­te cela et ne se fit même pas remet­tre les docu­men­ts en que­stion, avec com­me résul­tat – peut-on lire dans le « Rapport » — que « la plain­te civi­le qui décri­vait en détail trois épi­so­des sexuels avec McCarrick n’a pas été reçue par la non­cia­tu­re ni par le Saint-Siège avant fin 2018 », c’est-à-dire qua­tre ans plus tard, et par un autre canal.

Et ce n’est pas tout.  On peut lire dans le « Rapport » que Viganò a lais­sé dans l’ombre les évê­ques amé­ri­cains sur le « pro­fil bas » auquel McCarrick aurait dû s’astreindre, com­me l’a con­fir­mé l’archevêque Joseph E. Kurtz qui pré­si­dait la Conférence épi­sco­pa­les ces années-là.

Quant au Pape François, le « Rapport » affir­me avec cer­ti­tu­de qu’« avant les accu­sa­tions [pour abus sur mineurs] pré­sen­tées à l’archidiocèse de New York en 2017, le Pape n’avait jamais été infor­mé par per­son­ne du fait que McCarrick avait sexuel­le­ment abu­sé ou agres­sé qui que ce soit, ni de l’âge des vic­ti­mes, […] et qu’il n’avait jamais lu avant août 2018 » la let­tre de 2008 dans laquel­le le car­di­nal Re deman­dait à McCarrick de mener une vie reti­rée.

Ce qui con­tre­dit tota­le­ment la décla­ra­tion de Viganò du 22 août 2018, cel­le où il deman­de la démis­sion de François, dans laquel­le il affir­mait avoir par­lé de l’af­fai­re McCarrick avec le Pape le 23 juin 2013 en ces ter­mes :

« Saint Père, je ne sais pas si vous con­nais­sez le car­di­nal McCarrick, mais si vous deman­dez à la Congrégation pour les évê­ques, il y a un dos­sier haut com­me ça sur lui.  Il a cor­rom­pu des géné­ra­tions de sémi­na­ri­stes et de prê­tres et le Pape Benoît lui a impo­sé de se reti­rer à une vie de priè­re et de péni­ten­ce ».  Le Pape n’a pas fait le moin­dre com­men­tai­re après mes paro­les pour­tant si gra­ves et n’a pas mani­fe­sté la moin­dre expres­sion de sur­pri­se, com­me s’il était déjà au cou­rant depuis long­temps, et il a immé­dia­te­ment chan­gé de sujet ».

Non seu­le­ment le « Rapport » rejet­te cet­te ver­sion des fai­ts, mais il fait remar­quer que Viganò avait par­lé de sa ren­con­tre avec François au car­di­nal Re et à un autre inter­lo­cu­teur « de façon enthou­sia­ste, […] com­me s’il le con­si­dé­rait com­me un allié » dans la batail­le con­tre la cor­rup­tion.

En outre, le « Rapport » signa­le que dix jours avant la ren­con­tre avec le Pape du 23 juin, Viganò avait écrit au car­di­nal Ouellet, pré­fet de la Congrégation pour les évê­ques, pour lui com­mu­ni­quer – sans aucun com­men­tai­re – que l’action civi­le con­tre McCarrick lan­cée par l’accusateur entré en scè­ne en 2012 avait été reje­tée et qu’elle ne pou­vait plus être relan­cée, et pour lui tran­smet­tre deux let­tres de l’évêque de Metuchen, Paul Bootkoski, qui qua­li­fiait les dénon­cia­tions de l’accusateur com­me étant « faus­ses et scan­da­leu­ses ».

En juin 2016, quand Christophe Pierre a pris la pla­ce de Viganò com­me non­ce aux États-Unis – peut-on enco­re lire dans le « Rapport » – « son pré­dé­ces­seur ne lui pas four­ni la moin­dre infor­ma­tion, ni ora­le­ment ni par écrit, à pro­pos de McCarrick ».

Le “Rapport” sou­li­gne éga­le­ment le peu d’in­fluen­ce des appels du pied que le sub­sti­tut de l’é­po­que et le car­di­nal Parolin ont fait au Pape François entre 2013 et 2016, ceux-ci ayant été reçus par le Pape com­me “remon­tant à un pas­sé loin­tain” sur lequel “des rumeurs cir­cu­la­ient”, con­si­dé­rées com­me “pri­vées de fon­de­ment” par Jean-Paul II déjà.

Viganò a immé­dia­te­ment réa­gi au « Rapport » par une brè­ve décla­ra­tion indi­gnée qui ne sera cer­tai­ne­ment pas la der­niè­re de la série.  Et « l’intendance sui­vra ».

Un arti­cle de Sandro Magister, vati­ca­ni­ste à L’Espresso.

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Date de publication: 11/11/2020