Jésus mendiait sur la place

L’autre jour, j’étais juste­ment en train de m’en gril­ler une en atten­dant mon tour devant l’entrée du bureau cen­tral des postes de Piazza Bologna, à Rome.  Je jetais un regard désen­chan­té sur l’humanité déchue et men­dian­te qui m’entourait.  A côté de moi se tenait un petit vieux avec une pan­car­te sur laquel­le on lisait « J’ai per­du mon tra­vail, je suis instruit et spé­cia­li­sé.  Une peti­te piè­ce pour man­ger, mer­ci. »  Il me deman­de de l’argent, deman­de refu­sée.

Arrivent ensui­te deux gitans : « peti­te piè­ce, un cen­ti­me, bon année », je les envo­ie pro­me­ner et ils vont deman­der l’aumône au type à la pan­car­te.  Et là je me mets à rire : je ris par­ce qu’il lui don­ne vrai­ment un euro.  C’est la fin du mon­de, me dis-je…  Surgit alors un autre vieux mais bien habil­lé, lui, qui m’ordonne de lui don­ner la som­me exac­te de « 50 cen­ti­mes ».  « Il n’y a rien d’autre pour votre ser­vi­ce ?  Si j’avais de l’argent, vous croyez que je serais ici ?  Ce serait plu­tôt à vous de me les don­ner ».  Il me répond alors : « Tu sais quoi ? Donne-moi un clo­pe alors ».  Je la lui don­ne.  « Tu sais quoi ? File m’en une autre ».  « Tu sais quoi ? », lui dis-je, « Tu te la mets où je pen­se et d’ailleurs, rends-moi cel­le que je t’ai don­née ».  Il s’en va sans me la ren­dre, sans remer­cier et sans dire au revoir.  Je n’ai jamais com­pris pour­quoi l’impolitesse allait tou­jours de pair avec l’indigence.  On croi­rait que c’est un droit pour eux d’obtenir ce qu’ils deman­dent alors qu’en Italie, la men­di­ci­té était enco­re punie par la loi il y a quel­ques années à pei­ne.

Tout autour de moi, ce ne sont que des men­dian­ts affai­rés, apa­thi­ques, froids, on dirait pre­sque des pro­fes­sion­nels : ils ne voient même pas celui qui leur don­ne quel­que cho­se ou celui qui refu­se.  Ils ont per­du leur huma­ni­té en même temps que leur for­tu­ne : ils sont pareils à des ani­maux en recher­che de leur sub­si­stan­ce, prê­ts à fon­dre sur leur pro­ie pour la dépouil­ler.  Impossible de fai­re la dif­fé­ren­ce entre le par­vis des Postes Centrales de Rome et un docu­men­tai­re ani­ma­lier à la TV.  De fait, les gitans sont à pré­sent en train de chas­ser de son empla­ce­ment sans dou­te trop stra­té­gi­que près de la sor­tie des postes le « spé­cia­li­sé » à la pan­car­te qui s’était ôté le pain de la bou­che pour le leur don­ner quel­ques instan­ts plus tôt.  Ils l’ont oublié, ils ont pris l’argent sans même le regar­der en face.

Je m’approche du « spé­cia­li­sé » et je lui dis : « Je ne suis pas un bra­ve type, je suis catho­li­que : ta pitié – gaspil­lée en vain – pour tes sem­bla­bles t’a sau­vé : tiens, c’est pour toi »  Je n’avais que 10 euros en poche et je lui don­ne tout, même si j’étais cen­sé fai­re les cour­ses avec cet argent.  Celui-là n’est pas com­me les autres.  Il me regar­de et me dit : « Tu vois ?  J’ai fait le bien et j’ai reçu dix fois plus juste après.  Ce sera pareil pour toi : dix fois plus » et, avec sa main sale, il me cares­se dou­ce­ment la joue, à moi qui suis un mania­que de l’hygiène.  Je ne m’esquive pas, je ne me net­to­ie pas avec le gel désin­fec­tant que j’ai tou­jours en poche par­ce que, outre le fait que cet hom­me n’avait pas per­du son huma­ni­té, j’étais en train de me deman­der si celui-là n’était pas Jésus tran­sfi­gu­ré.

Ces vers de Raoul Follereau me vin­rent à l’esprit : « Si le Christ demain frap­pe à votre por­te, Le reconnaîtrez-vous ?  Ce sera, com­me jadis, un hom­me pau­vre, sûre­ment un hom­me seul. Ce sera sans dou­te un ouvrier, peut-être un chô­meur ».

Le chô­ma­ge…  C’est pré­ci­sé­ment à ce moment qu’arrive un vieil hom­me qui sem­ble tout droit sor­ti d’un film de Fellini et je m’écroule de rire.  Sur une immen­se pan­car­te qu’il por­te au cou, il était écrit : « Ma gar­ce d’épouse (sui­vent le pré­nom, nom et numé­ro de gsm) m’a lar­gué à 68 ans bien son­nés en empor­tant mon por­te­feuil­le, la mai­son et tout le reste.  Aidez-moi si vous le pou­vez, j’ai hon­te de deman­der.  P.S.  Inutile d’essayer de me fai­re les poches com­me la der­niè­re fois : je n’ai plus un bal­le à pre­sent !  Vous m’avez tout pris !  Allez voler au Vatican et pas au Christ ! ».  Mais oui, je ris.

J’étais tri­ste de ne plus avoir un sou en poche : il faut encou­ra­ger les arti­stes.

On appel­le mon numé­ro, je vais au gui­chet.  Je dois reti­rer un colis mais ils me disent que je dois payer des frais de dépôt pour pre­sque un mois et je n’ai plus un euro en poche : je viens de don­ner mes der­niers dix euros à Jésus Christ.  J’ai bien une car­te ban­cai­re en poche mais, à part quel­ques toi­les d’araignées, je sais qu’il n’y a rien sur le comp­te.  Je la sors quand même et, au cas où l’employée me pren­drait pour un crève-la-faim, je le fais avec la désin­vol­tu­re de celui qui a tel­le­ment d’argent qu’il ne sait plus bien où il l’a mis : « Peut-être qu’il reste quel­que cho­se là-dessus », dis-je distrai­te­ment, en sachant per­ti­nem­ment bien que je men­tais.  « En effet, il reste 100 euros ».  Je suis resté fou­droyé sur pla­ce par le flash-back : est-ce que mon Jésus men­diant ne m’avait pas assu­ré, il y a quel­ques instan­ts, que « je rece­vrai dix fois plus ? » : eh bien, est-ce que dix fois dix ne font pas cent euros ?  De l’argent arri­vé sans crier gare en rem­bour­se­ment d’un prêt que j’avais fait à un ami il y a tel­le­ment long­temps que j’avais fini par fai­re une croix des­sus.  Ce vieux men­diant « spé­cia­li­sé » était vrai­ment Jésus, j’en étais à pré­sent plus que cer­tain.

Je sors tout heu­reux et un jeu­ne hom­me – c’était le jour – était en train de répon­dre à un type qui lui deman­dait les habi­tuels « 50 cen­ti­mes » : « Comment veux-tu que je te don­ne quel­que cho­se ?  Je sors à pei­ne de l’agence pour l’emploi et tu sais ce qu’ils m’ont dit ?  “Qu’est-ce que tu veux qu’on te trou­ve com­me tra­vail alors qu’on vient de nous licen­cier !  Cette agen­ce fer­me par­ce qu’il n’y a pas assez de tra­vail !”.  Tiens-moi la pla­ce au chaud, dès que je sors, je m’installe avec la main ten­due : quel­le vie de mer­de ! ».  Je me mets à rire devant cet­te situa­tion sur­réa­li­ste qui cor­re­spond pour­tant si bien au quo­ti­dien de tant d’italiens.  Il ne lui reste lui aus­si qu’à atten­dre son Jésus Christ et ses mira­cles à défaut d’espérer d’hypothétiques mira­cles éco­no­mi­ques.

En descen­dant les esca­liers de Piazza Bologne en secouant la tête, j’aperçois un vieil ami qui atti­re tous les men­dian­ts et les pas­san­ts com­me le miel atti­re les ours.  C’est Don Federico.  Tout le mon­de dit du mal des prê­tres mais c’est quand même eux qu’on va trou­ver une fois qu’on se retrou­ve dans la misè­re la plus noi­re.  L’un lui deman­de de bénir son maga­sin qui est à côté, celui-là lui deman­de les mau­di­ts « 50 cen­ti­mes », un autre lui racon­te ses malheurs, ils ne le lais­sent pas pas­ser.  Il me voit en train de l’observer et me salue en riant : « Eh là-bas, salut !  Excuse-moi, c’est le trou­peau du Seigneur, j’en sens éga­le­ment l’odeur, elle s’incruste et refu­se de s’en aller.  On me dit tout le temps de ne pas m’habiller en prê­tre quand je sors ».

Tout le mon­de racon­te que les prê­tres sera­ient des « méchan­ts », on le dit à la télé­vi­sion, dans les légen­des urbai­nes, c’est ce que vou­drait la vox popu­li.  Mais, une fois dans le besoin, on se tour­ne vers le prê­tre par­ce que cha­cun se dit – même si cer­tains ne les con­si­dè­rent que com­me des benê­ts et de bra­ves pigeons à déplu­mer – « s’il est prê­tre, s’il s’est fait prê­tre c’est par­ce qu’au fond de lui il est bon : un prê­tre ne peut pas ne pas être bon, qu’on le veuil­le ou non ».

Ils l’appellent « mon père » en voyant sa lan­guet­te autour du cou et invo­quent son aide.  Parce qu’il rap­pel­le à tous ceux qui ont per­du la mémoi­re le géné­reux sacri­fi­ce de la croix que le prê­tre mani­fe­ste par son choix extrê­me, scan­da­leux et dou­lou­reux.  De cru­ci­fi­xion quo­ti­dien­ne… et de rédemp­tion.  Il aurait vou­lu se divi­ser en mil­le pour cha­cun et pour se distri­buer à tous ces malheu­reux pour les ras­sa­sier, les con­so­ler, ne pas les lais­ser seul.  Le prê­tre est une eucha­ri­stie vivan­te.

Par Antonio Margheriti, d’après un arti­cle ori­gi­nal en ita­lien tra­duit et publié avec l’autorisation de l’auteur.

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